Croyances et éthiques

Éléments de philosophie économique en Islam

“Le capitalisme et le communisme ont été le plus souvent placés sous le signe de l’altérité radicale. Ce présupposé est le fil d’Ariane qui parcourt une grande partie de la théorie économique, depuis ses fondateurs jusqu’aux contemporains.”[1] On ne peut, bien évidemment, mettre de côté la dichotomie entre ces deux systèmes économiques sur des points indéniables. Toutefois, un examen plus approfondi révèle qu’ils partagent une caractéristique commune fondamentale : la négligence du côté spirituel de l’homme.

“Le capitalisme et le communisme ont été le plus souvent placés sous le signe de l’altérité radicale. Ce présupposé est le fil d’Ariane qui parcourt une grande partie de la théorie économique, depuis ses fondateurs jusqu’aux contemporains.”[1] On ne peut, bien évidemment, mettre de côté la dichotomie entre ces deux systèmes économiques sur des points indéniables. Toutefois, un examen plus approfondi révèle qu’ils partagent une caractéristique commune fondamentale : la négligence du côté spirituel de l’homme.

La philosophie matérialiste des systèmes économiques conventionnels

En apparence, le capitalisme et le communisme semblent n’appartenir qu’à la sphère économique. Cependant, loin d’être qu’un ensemble de règles et de mécanismes proprement économiques, l’omniprésence de ceux-ci dans nos vies montre la facilité déconcertante avec laquelle ils s’imprègnent de la sphère politique, éthique et personnelle. De la même manière, l’islam n’aborde point les problématiques économiques de manière isolée. D’un point de vue islamique, l’économie ne peut être perçue comme discipline autonome, et est au contraire, un chapitre de la philosophie morale islamique. Une personne non-croyante est évidemment libre de considérer les questions économiques de manière indépendante. Mais d’un point de vue religieux, un système économique doit être appréhendé d’un point de vue à la fois économique et moral.[2]

La première caractéristique qui ressort des systèmes économiques conventionnels est une conception du monde fondée sur la primauté des valeurs marchandes. D’aucuns pourraient penser le contraire pour ce qui est du communisme, mais l’histoire a démontré de manière cinglante que les pays ayant pris cette idéologie à bras-le-corps ont assez tôt pris le virage capitaliste. Soucieux d’imiter les modes de vie des riches pays capitalistes, ils finiront par en adopter les mêmes stratégies économiques.

Le capitalisme et le communisme ont tous deux un caractère global et totalisant qui tend à soumettre l’existence humaine au règne des marchandises et à la réification de la société dans son ensemble. La guerre sainte du capital et sa dynamique conquérante consiste précisément dans l’idée que tout peut devenir et doit être réduit à une denrée commercialisable. Par le biais de ce processus, la logique du capitalisme tend à généraliser les lois du marché dans les sphères non marchandes et, par conséquent, à déconstruire la diversité culturelle et les spiritualités.

De ce fait, une personne de confession musulmane, chrétienne, juive ou adepte d’une toute autre religion, doit garder à l’esprit que l’être tout entier des systèmes économiques conventionnels est entièrement influencé par une philosophie de type matérialiste. Ils pourront alors nier ouvertement la croyance en Dieu ou rester silencieux à ce sujet, il n’en reste pas moins que l’un de leur buts principaux est d’annihiler l’identité spirituelle de l’homme.[3]

Pour prendre le cas du système économique islamique, il présente des similitudes à la fois avec le capitalisme et le communisme sous sa forme externe. Il permet par exemple la récompense de l’initiative privée par le profit, et exhorte à la redistribution des richesses. Mais il se distingue des deux précédents par sa prémisse fondamentale. Au lieu de l’adoration du marché, c’est le culte du Dieu unique qui constitue l’alpha et l’oméga de la foi islamique.[4]

De ce fait, afin de saisir pleinement l’ordre économique islamique, il est important de mettre de côté le paradigme dominant et de souligner le fait qu’il offre une approche équilibrée en encourageant le progrès économique dans un cadre économique moral. En introduisant et en examinant attentivement le facteur moral et l’idée d’un Être Suprême dans l’équation économique, de nombreuses différences entre l’ordre économique islamique et les systèmes économiques conventionnels apparaissent et les caractéristiques d’une alternative réelle commencent à émerger.

Dieu est “Ar-Rahman” et “Ar-Rahim

Parmi les multiples attributs de Dieu en Islam, deux sont particulièrement importants pour comprendre la philosophie de ses enseignements économiques : “Ar-Rahman” et “Ar-Rahim”. Généralement traduit par “Le Gracieux” et “Le Miséricordieux”, il faut souligner que la particularité de le langue arabe est que ces mots contiennent en eux une beauté et une philosophie profonde.

L’attribut “Ar-Rahman” signifie que pour chaque type de création, Dieu a déjà fourni les ressources nécessaires dont ils ont besoin pour progresser. C’est un attribut général qui comprend tous types de faveurs divines, et il fonctionne de manière totalement gratuite selon les besoins de tous les êtres vivants. Cette grâce est également inconditionnelle et est accordée même à celui qui n’en est pas digne. C’est par le biais de cette grâce que Dieu a fourni la surface de la terre pour résidence, le jour et la lune pour lumière, l’air pour respirer, l’eau pour étancher sa soif, toute une variété de denrées alimentaires afin de se nourrir, et ainsi de suite.[5]

C’est de ce point de vue que Dieu, selon la conception islamique, a créé l’univers et tout ce qui s’y trouve pour le bénéfice de toute l’humanité. Les ressources de cette terre ont été mis à la disposition de l’homme qui a la grande responsabilité d’en faire usage selon ses besoins, mais également de faire en sorte de les préserver et de leur apporter le soin qui leur sied. À cet égard, le Saint Coran dit :

Et Il vous a assujetti tout ce qui est dans les cieux et tout ce qui est sur la terre ; et tout ceci vient de Lui. Assurément, il y a en cela des Signes pour un peuple qui réfléchit.[6]

Le fondement de tous les principes économiques islamiques est que la propriété ultime de toutes les richesses appartient à Dieu. Elles sont toutes sous Son commandement et n’ont été accordées aux êtres humains qu’à titre de fidéicommis. Les bénéficiaires sont responsables devant Dieu d’avoir légitimement déchargé à la société la confiance qui leur a été accordée. En aucun cas, les ressources que l’on peut trouver aux quatre coins du globe n’ont été créées au profit ou pour le compte d’un groupe spécifique de personnes. Riche ou pauvre, personne ne peut prétendre être l’héritier unique et dire que tout ce qui se trouve sur terre a été créé pour lui seul. Par conséquent, la richesse d’une nation doit être utilisée pour garantir à chaque membre de la société l’accès à certains biens fondamentaux et nécessités essentielles, et où même les animaux ont un droit de partage :

Il est décidé pour toi que tu n’y seras pas affamé et tu n’y seras pas nu non plus. Et tu n’y seras pas assoiffé, et tu n’y seras pas non plus exposé à l’ardeur du soleil.[7]

Et dans leurs biens, il y avait une part pour le mendiant et pour celui qui ne pouvait mendier (al-mahroum).[8]

En y regardant de plus près, nous pouvons faire un rapprochement entre cet attribut divin et certains éléments du communisme. En effet sous le communisme, toutes les richesses doivent être nationalisées et la propriété individuelle doit devenir collective. Les richesses sont produites dans le cadre d’une organisation collective et à partir de ressources collectives, elles sont réparties, sous contrôle étatique, entre les individus en fonction de leurs besoins sur la base d’un système dit équitable. Tous doivent travailler selon leurs capacités, mais la répartition dépend des besoins de chacun sans tenir compte de la productivité individuelle.

Le second attribut divin dont il est important de saisir le sens véritable est “Ar-Rahim”. Ce dernier se réfère au traitement d’une personne selon ce qui lui revient de droit. Dans le cas de cette bénédiction singulière, un effort approprié et continuel est nécessaire. Cela signifie que pour celui qui mérite la miséricorde divine en vertu de son effort, Dieu lui accorde une récompense appropriée. Lorsqu’une quelconque créature se conforme pleinement à ses obligations, Dieu récompense cet acte qui est le sien et lui accorde Ses faveurs spéciales, créant en elle le désir de progresser indéfiniment.[9]

En effet, l’islam ne rejette pas complètement les différences sur le plan social. Il ne garde en vue qu’une société où les différences relatives des conditions socio-économiques seraient moindres que celles observées dans les sociétés capitalistes. Si sur le plan humain, les individus ont été créés inégaux à divers égards (au niveau de l’attraction physique, du savoir ou de la richesse acquise, etc.), ces différences n’existent que pour favoriser la coopération mutuelle. Le Saint Coran dit :

Et Allah a favorisé certains d’entre vous au-dessus d’autres en biens de ce monde. Mais les plus favorisés ne restituent aucune partie de leurs biens de ce monde à ceux que leurs mains droites possèdent, afin que tous y deviennent égaux. Nieront-ils donc la grâce d’Allah ?[10]

C’est Nous Qui distribuons parmi eux leur subsistance dans la vie de ce monde, et Nous en élevons certains au-dessus d’autres par degrés de rang afin que les uns asservissent les autres. Et la miséricorde de ton Seigneur vaut mieux que ce qu’ils amassent.[11]

Les versets exposent de manière succincte la loi islamique concernant la propriété privée. Si d’une part le droit de propriété individuelle est clairement reconnu, le principe de la propriété collective des richesses par tous les êtres humains est également souligné. L’homme est par nature et tempérament enclin à être social et ne peut réaliser grand-chose sans coopérer avec son prochain.[12] Les êtres vivants sont conçus comme les organes d’un même corps, de sorte que tout le corps ressente la douleur si un organe souffre d’inconfort. Afin de générer un véritable sentiment de compassion dans le cœur de l’humanité, il est également enjoint aux hommes de sacrifier leurs intérêts propres ou quelque chose qui leur est cher pour le bien de ses semblables.[13]

Dans le même esprit, après avoir analysé cet attribut de Dieu, on peut y apercevoir certaines caractéristiques du capitalisme. En effet, ce dernier soutient que chaque personne est capable d’apporter sa pierre à l’édifice dans la production de la richesse nationale et le droit de récolter les fruits de son travail sans être redevable aux autres. Pour l’islam également, il ne fait aucun doute que le motif le plus puissant qui pousse l’homme à donner le meilleur de lui-même est l’initiative et l’effort individuels.

Le juste milieu

Contrairement aux systèmes économiques conventionnels, l’un excessivement collectiviste et l’autre excessivement individualiste, l’islam présente un juste milieu pour promouvoir les idéaux de progrès et de fraternité. La voie médiane de l’islam imprègne toute sa philosophie et ses enseignements, non pas dans le sens d’une conciliation à l’amiable entre deux extrêmes, mais comme l’équilibre optimal recherché afin d’obtenir une fin favorable avec des moyens justes :

Et c’est ainsi que Nous avons fait de vous une nation du juste milieu (…)[14]

La référence au juste milieu peut donner l’impression qu’il s’agit d’un concept normatif. Cependant, la conception islamique soutient qu’il est celui qui correspond le mieux à la nature humaine. Le maintien d’un équilibre dans les différentes dimensions de la vie est présenté comme une attitude positive plutôt que normative. La philosophie économique de l’islam autorise de ce fait l’entreprise privée, mais exige en même temps qu’une part soit redistribuée aux démunis pour assurer un meilleur équilibre et contribuer à mettre un frein à l’avidité. Elle conçoit sagement plusieurs mécanismes par lesquelles la richesse ne puisse être accumulée de manière irresponsable entre les mains d’un petit nombre (prohibition de l’usure ou devoir de charité par exemple).

L’État, en tant que reflet de l’attribut divin “Ar-Rahman” doit veiller à ce que chacun ait accès au minimum vital, et en tant que reflet de l’attribut “Ar-Rahim”, il doit permettre aux individus de faire fructifier leurs gains obtenus à la sueur de leurs fronts. Le défaut du communisme est de vouloir être Rahman sans être Rahim, et le cas contraire vaut pour le capitalisme.

Cependant, la règle d’or que constitue la justice économique ne peut être établie que si les deux parties travaillent de concert pour le bien commun. Les pauvres doivent assumer leurs propres responsabilités et travailler avec ardeur afin qu’ils puissent tirer profit de leurs ressources et richesses. Les riches, quant à eux, doivent volontiers afficher un véritable esprit de sacrifice afin de venir en aide à leurs frères et sœurs en humanité. Ils doivent comprendre que leurs richesses et ressources ont toutes été attribuées par Dieu et doivent donc être exploitées de telle manière que Sa Création puisse jouir pleinement de ses droits.[15]

Conclusion

Pour résumer, l’islam ne rejette en bloc ni le capitalisme ni le communisme, mais incarne seulement leurs bons points. Dans le même temps, l’islam évite leurs maux, ajoutant ses propres dispositions afin de protéger la société et contribuer au bien-être général.

Bien qu’ils aient tous deux des qualités distinctives, l’expérience historique a dépeint l’échec du communisme ; et le capitalisme, malgré de longues trajectoires dans le domaine de la croissance économique, est en proie à une crise de plus en plus profonde.

Il ne s’agit pas de nier les progrès phénoménaux qui se sont opérés à travers les siècles. Cependant, force est de constater qu’ils ont masqué l’érosion persistante des bases morales de la culture humaine. Le facteur moral est la véritable main invisible[16] et la quintessence de l’histoire de l’humanité, bien qu’il ait été marginalisé par toute un pan de la pensée économique.

Les individus ne pourront vivre une vie digne et pleine de sens que lorsque les conditions de solitude capitaliste et communiste auront été abolies. Le vide créé par la non-existence de Dieu sera immédiatement remplacé par l’ego. Les systèmes économiques conventionnels ne font pas simplement mourir Dieu, ils donnent vie à une myriade de dieux : l’ego, la vanité et l’engagement aveugle à servir ses propres fins deviennent tout-puissants. Assister ou servir son prochain sans motif ultérieur perd tout son sens logique. Il n’y a plus de point de référence externe sous la forme d’un Dieu bienfaisant qui est le seul point de rencontre entre toutes les formes de création.[17]


Ahmed Danyal Arif est économiste de formation et travaille actuellement à Londres pour la Review of Religions. Il est titulaire d’une maîtrise en économie politique et est passé par l’administration fiscale française. Il est également l’auteur de deux ouvrages aux éditions l’Harmattan : Islam et capitalisme : pour une justice économique (2016) et Histoire économique du monde islamique : de l’Arabie préislamique à la dynastie umayyade (2019).


Notes

[1] Ramine Motamed-Nejad, “Le capitalisme et le socialisme : similitudes et différences”, in Capitalisme et socialisme en perspective. Évolution et transformation des systèmes économiques, 1999, pp. 217-246.

[2] Hazrat Mirza Bashir-ud-Din Mahmood Ahmadra, The Economic System of Islam, p. 49.

[3] Hazrat Mirza Bashir Ahmadra, Islam and Communism, p. 18.

[4] Le Saint Coran, chapitre 13, verset 29 : “Oui, c’est dans le souvenir d’Allah que les cœurs trouvent la tranquillité.”

[5] Hazrat Mirza Bashir-ud-Din Mahmood Ahmadra, “Exegesis of al-Rahman and al-Rahim”,  At-Tafsir-ul-Kabir.

[6] Le Saint Coran, chapitre 45, verset 14.

[7] Le Saint Coran, chapitre 20, versets 119 & 120.

[8] Le Saint Coran, chapitre 51, verset 20.

[9] Hazrat Mirza Bashir-ud-Din Mahmood Ahmadra, ibid., in At-Tafsir-ul-Kabir.

[10] Le Saint Coran, chapitre 16, verset 72.

[11] Le Saint Coran, chapitre 43, verset 33.

[12] Hazrat Mirza Nasir Ahmadrh, “Islamic Economic Order”, in The Review of Religions, May 1970, p. 149.

[13] Le Saint Coran, chapitre 3, verset 93 : “Jamais vous n’atteindrez la droiture à moins que vous ne dépensiez de ce que vous aimez ; et quoi que vous dépensiez, assurément, Allah le sait très bien.”

[14] Le Saint Coran, chapitre 2, verset 144.

[15] Hazrat Mirza Masroor Ahmadaba, The Basic Economic Principles of Islam, allocution présentée à Singapour, le 26 septembre 2013.

[16]  Dans le domaine socio-économique, la main invisible est une métaphore qui désigne la théorie selon laquelle l’ensemble des actions individuelles des agents économiques, guidées uniquement par l’intérêt personnel de chacun, contribue au bien commun.

[17] Hazrat Mirza Tahir Ahmadrh, Islam’s Response to Contemporary Issues, 2007, p. 268-269.

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